Notre société est frappée par une crise du sens

Le sociologue Erwan LECOEUR analyse les conséquences de la crise économique, politique et religieuse actuelle. Selon lui, l’effondrement progressif de nos croyances collectives ne sont que les symptômes, d’une « crise du sens » plus large qui frappe notre société.

 

Dans votre livre consacré au Front national en 2003 (Un néo-populisme à la française, 30 ans de Front national), vous affirmiez que nous vivions dans « une société en perte de sens ». Dix ans plus tard, quel regard portez-vous sur notre société alors que le retour des scandales politiques s’accompagne d’une crise des institutions religieuses (démission du pape puis du grand rabbin de France) ?

Je dirais que la “crise du sens” dont je parlais à l’époque s’est amplifiée et approfondie, en dix ans. Nos sociétés contemporaines semblent frappées par leur incapacité à élaborer, à proposer, voire à imposer à leurs membres (individus, ou groupes) un système de référence (idées, normes, valeurs, idéaux) qui leur permettraient de donner un ensemble de représentations stables et cohérentes, pour s’orienter dans leur existence. Il y a un effondrement de nos croyances collectives et de nos repères dans bien des domaines. Et il manque, surtout, un motif d’espoir pour sortir de ces “crises”.

Du côté des institutions, les faits donnent encore récemment un sentiment de déliquescence. Un pape qui démissionne, un rabbin qui renonce… Les autorités religieuses qui sont censées être les gardiennes du temple, sont elles même ébranlées. Au niveau politique, tout va de plus en plus vite ; le retour d’un climat de défiance généralisée après l’affaire Cahuzac, la mise en cause de l’ancien Président devant la justice… En quelques semaines, plusieurs coups de boutoir ont ébranlé un pouvoir déjà fragile. Le calme n’était que précaire, car au fond on voyait bien que l’élection présidentielle elle-même avait perdu de sa force. Voter pour quelqu’un ne vaut plus caution ni crédit. En élisant François Hollande, de nombreux électeurs ont plébiscité la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, sans donner quitus au candidat socialiste pour la suite. Ce n’est pas nouveau, mais les choses s’accélèrent. Quelques mois suffisent désormais à se détourner de celui qu’on a élu ; comme si on avait voté sans adhérer, sans être convaincu, avec défiance.

Vivons-nous une crise de la représentativité politique ?

Il y a un approfondissement d’une crise politique entamée depuis des années, sous des formes diverses. On voit notamment combien les partis politiques traditionnels ne jouent plus leur rôle de sélection et d’orientation politique. Les deux grands partis semblent incapables de relever la tête : l’UMP n’arrive pas à voter pour son président. Quant au PS, qui avait réussi à  masquer sa dérive lente depuis 2002 en gagnant les élections intermédiaires, il a perdu ses prérogatives essentielles en délégant la rédaction de son programme à Terra Nova et le choix de son candidat à la présidentielle aux primaires. L’idée n’est pas mauvaise sur le fond, mais elle marque la fin du rôle de parti et sa légitimité. Il devient l’organisateur et non plus le décideur de la démocratie. A mon sens, c’est un signe, parmi d’autres, de la décomposition du champ politique. Les Français ne se reconnaissent plus majoritairement dans les “grands partis” de gouvernement. Et les partis-Fronts (Front national et Front de gauche) prennent de la place en critiquant et en appelant à un “retour”, ou à un “dépassement”… Au delà de leurs différences fortes sur le fond, leur succès est, en soi, une marque supplémentaire de cette crise. La contestation la plus visible vient de la frange la plus“réactionnaire” de la société, de ceux qui refusent une avancée pour les autres (contre le “mariage pour tous”) et espèrent un “printemps chaud”. Et il n’y a pas de “parti de secours”, ou de mouvement social enthousiaste et novateur à l’horizon.

Les clivages politiques ont-ils encore un sens aujourd’hui ?

De moins en moins, et pour de moins en moins de gens. Derrière les clivages traditionnels (droite – gauche), d’autres forces sociales sont à l’œuvre. Je pense que nous allons vers un face à face entre deux visions globales du monde : celle des Gardiens (dont le Front national est un emblème en France) qui proposent le retour à un âge d’or imaginaire et celle des Mutants, qui vont chercher à traiter les problèmes liés à la crise, estimant qu’il faut changer d’époque et de logiciel pour surmonter les crises que nous traversons.

La banalisation des idées du Front national laisse penser que les idées conservatrices gagnent du terrain.

Le FN avance plus vite et plus fortement dans l’espace social et médiatique car certaines assertions lepénistes, qui ont peuplé notre imaginaire depuis quarante ans, sont adaptées à une situation de crise. Les idées du FN donnent des réponses qui peuvent sembler cohérentes tant elles résonnent dans notre mémoire collective. C’est la force de la politique du rétroviseur, le discours du « c’était mieux avant » des gardiens passe toujours mieux que celui des mutants, qui nécessite de la cohésion et de la confiance pour construire une alternative réelle et crédible. Plus nous sommes sidérés par l’ampleur et la force des problèmes, plus nous cherchons des repères dans cette mémoire collective, peuplées de mythes et de fausses évidences. Plus nous avons peur de l’avenir et plus nous manquons de force pour inventer, ou imaginer des solutions. Aujourd’hui, les gens n’ont pas seulement perdu confiance dans les politiques, ou les institutions, mais aussi en eux-mêmes et dans la capacité de notre société à faire face et dépasser les problèmes qui se posent. On ne voit pas d’issue favorable. Alors les discours de déclin et de haine prennent la place laissée vacante par les règles et les normes d’antan, qui n’ont pas su s’adapter, ou évoluer.

Reprendriez-vous l’idée d’un « désenchantement du monde » telle que l’avait théorisée Max Weber ou bien encore Marcel Gauchet ?

Oui, nous vivons en effet un moment un peu similaire à celui que dépeignait Max Weber il y a un siècle, ou Edmund Husserl et sa “crise de la culture européenne” : une crise du sens, c’est-à-dire un moment où, culturellement et intellectuellement, nous n’avons pas de pensée et donc de réponse à la hauteur des difficultés que nous traversons et dans lequel il manque des visions, des guides pour l’action. Je reprends à ce titre l’idée du “désenchantement du monde” que Weber avait développé et que d’autres ont repris récemment ; nous avons l’impression d’être dans un monde voué à l’insignifiance (au sens de Cornelius Castoriadis, qui manque de sens et de signes), qui n’est plus habité par des esprits, des divinités en forme de recours et d’exemples, qui pourraient nous aider. Dans ce jardin qui est peuplé de représentations diverses, nous sommes seuls et voués à la solitude, ou bien tentés de recourir à des bricolages post modernes, religieux ou politiques.

Le philosophe Bernard Stiegler estime qu’il y a un risque que l’extrême droite soit au pouvoir dans quatre ans. A contrario, le démographe Emmanuel Todd estime que le Front national a atteint son plafond de verre électoral. Quelle est votre position ?

Je n’ai pas d’avis tranché et je trouve que les deux ont un raisonnement intelligent et intéressant. Je trouve assez crédible la démonstration de Todd, mais je pense qu’il y a un risque sérieux que Stiegler ait raison. L’imaginaire de nos sociétés évolue et laisse percevoir des failles dangereuses. Emmanuel Todd estime, chiffres à l’appui, que les classes éduquées et jeunes, urbaines, qui repoussent le FN, représentent une limite infranchissable. Je ne suis pas tout à fait d’accord sur ce point. D’abord parce que cette portion de la population n’est pas si homogène, ni majoritaire, à terme. Ensuite, si l’on prend l’exemple de l’Inde des années 90, on a pu observer que des millions de jeunes urbains diplômés, au chômage ou déçus par leur évolution sociale, ont voté et soutenu le BJP (parti nationaliste hindou), antimusulman.

En période troublée, la politique doit être évaluée à l’aune du différentiel qui peut se creuser entre les attentes d’une population et ce qu’elle ressent en termes de réussite, ou d’échec collectif. Cette frustration accumulée, dans un contexte de crise aggravée, peut conduire une jeunesse diplômée et apparemment placide à se tourner vers des partis national-populistes. Les fascismes des années Trente ont montré comment ce type de basculement d’une classe moyenne éduquée pouvait entrainer des pays entiers dans des aventures dangereuses.

Dans votre livre consacrée au FN, vous expliquiez que la réussite du phénomène FN passait par la rhétorique politico-religieuse de Jean-Marie Le Pen. Ce n’est plutôt pourtant plus le cas de sa fille.

Dans ses discours Marine Le Pen n’utilise plus tout à fait les mêmes références religieuses ou culturelles que son père, mais elle a capté une partie de l’héritage, en termes de posture tribunicienne. Elle n’a pas besoin de faire comme lui, mais elle doit s’inscrire en continuité, pour bénéficier de ce qu’il a construit au fil des années, par répétition. Ainsi, elle se présente, elle aussi, comme porteuse d’une “vérité”, contre le reste du monde politique, ce “système qui ment”. Il y a d’une part la force des mythes et des symboles, qui forment un sous-bassement au lepénisme historique, mais surtout il y a l’œuvre d’une sorte de « psychologie des foules » où la figure du chef donne aux individus le sentiment d’être égaux entre eux et reliés par un sentiment particulier à la figure du tribun. Ce « néo populisme » est attaché à la capacité d’un homme – ou d’une femme – à incarner le “peuple” dont ils se réclament. La fille Le Pen a hérité de cette image et de cette posture. Le nationalisme, ou le racisme, sont ensuite utilisés comme des outils qui ordonnent le monde en deux camps distinct : Nous, contre Eux. C’est efficace, car cela redonne une identité et une place, des repères aux gens, dans un monde qui en manque.

Ce qui peut sembler désolant, dans ce contexte, c’est qu’en face, il n’y a pas de prise en compte de ces aspects symboliques et imaginaires de la politique. Pire, dans ce monde politique assez ennuyeux, désincarné et qui se présente comme sérieux et raisonnable, chaque écart et chaque échec – ils sont nombreux, ces temps-ci – semble nourrir la “machine à faire des Dieux” (sauvages) et à renforcer le lepénisme ambiant. Ceux qui devraient tout mettre en œuvre pour sortir la politique de l’impuissance et de l’insignifiance, maintenant qu’ils ont tous les pouvoirs, semblent se résoudre à penser – et laisser penser – qu’il n’est pas possible de sortir de l’ornière, de la rigueur et des vieilles recettes ; en somme, qu’il n’y a pas d’alternative, comme le martelait Margaret Thatcher, qui vient de mourir. Ce manque d’imagination, qui risque de tuer tout espoir de sortir de l’engrenage délétère qui nous subjugue, c’est là qu’est le plus grand échec politique de la période. Tout cela finit par devenir absurde. C’est cela, la crise du sens.

Propos recueillis par David Doucet – Les inrocks – 17-04-2013

Erwan Lecoeur Un néo-populisme à la française. Trente ans de Front national, La Découverte, coll. « Cahiers Libres », Paris, 2003.

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